logo G.E.

L'ACIER DAMAS
Georges Emeriau France
Accueil
Le damas ?
Les liens
Bibliographie
Mon expérience
Les Forums
Recherche & Plan

e-mail G.E.

Le damas ? / Qu'est ce que le damas ? / Le wootz/ Sherby Wadsworth

LE WOOTZ

Les aciers de Damas

A l'époque des croisades, les aciers de Damas avaient une réputation légendaire : ils étaient exceptionnellement résistants et de merveilleux motifs "damassés " apparaissaient à leur surface. Ces qualités résultaient à la fois de leur haute teneur en carbone et d'un forgeage très habile.

par Oleg Sherby et Jeffrey Wadsworth

 

Extrait de la revue : Pour la Science.

Avril 1985 pages 58 à 64

http://www.pourlascience.com

Mise à jour 29 octobre 2001

Dans Le Talisman, une histoire romancée des croisades en Palestine, Sir Walter Scott raconte une rencontre entre Richard Cœur de Lion et Saladin. Les deux adversaires vantaient les qualités respectives de leurs épées. Pour montrer la résistance de sa lourde épée droite qu'il manipulait à deux mains, Richard fendit une masse en acier. En réponse Saladin brandit son cimeterre au-dessus d'un coussin de soie et le "trancha avec une telle légèreté que les deux moitiés du coussin parurent simplement se désunir ". Les Européens abasourdis flairaient le coup monté quand Saladin renforça sa démonstration en fendant d'un seul coup une pièce de tissus souple qu'il tenait en l'air. W. Scott décrit ainsi l'arme du Sarrasin : " idéalement maniable et affûtée, elle était munie d'une lame étroite et courbe qui ne brillait pas, contrairement aux épées des Francs ; elle était d'un bleu terne, sillonnée de millions de lignes sinueuses ".

Cette description est empreinte d'une certaine liberté poétique : ainsi l'épée de Saladin n'était sûrement pas un cimeterre car les lames courbes apparurent seulement plusieurs siècles après la prétendue rencontre avec le roi Richard en 1192 ! Cependant, le type de lame que décrit W. Scott fut effectivement utilisé dans tout le monde islamique à l'époque de Saladin. La résistance de ces lames à la pression était exceptionnelle : elles étaient suffisamment dures pour garder leur tranchant, mais elles étaient aussi assez solides pour absorber les chocs sans se rompre. Leurs qualités mécaniques et les magnifiques dessins ondoyants qui apparaissaient à leur surface provenaient du matériau dans lequel on les forgeait : L'acier de Damas. Dès l'époque des croisades, les épées et 1es armures damassées acquirent une réputation légendaire. Pendant des siècles, ces épées ont fasciné les forgerons d'Europe qui tentaient, en vain, d'en reproduire le "damas " ; le dessin caractéristique de leur surface.

De célèbres savants européens, intrigués par ce mystère, ont tenté de découvrir le secret des épées de Damas. Entre autres, Michael Faraday, fils de forgeron lui-même, analysa un de ces aciers en 1819 (avant d'inventer le générateur et le moteur électrique) et attribua ses propriétés exceptionnelles à la présence de traces de silice et d'alumine. Il se trompait, mais ses conclusions inspirèrent néanmoins Jean Robert Bréant, inspecteur des titres à la Monnaie de Paris, qui entreprit une série d'expériences où il ajoutait divers éléments à l'acier. Il découvrit ainsi le premier, en 1821, la caractéristique métallurgique essentielle des aciers damassés : leur haute teneur en carbone leur conférait une résistance, une solidité et une beauté peu commune. Bréant appelait les parties blanches du dessin "acier carburé " et le fond plus sombre, "acier ".

Bréant parvint à fabriquer des épées damassées, pourvues du dessin caractéristique, mais n'expliqua jamais ses procédés en détail. De plus, il lui était impossible à l'époque de mesurer l'importance exacte, de chaque étape de fabrication. Les bases scientifiques théoriques nécessaires à la compréhension de la nature de l'acier damassé n'ont été établies qu'au tournant de ce siècle, quand plusieurs chercheurs analysèrent les différentes phases de transformation des aciers en fonction de leur teneur en carbone et de la température. Aujourd'hui, alors que l'on connaît le diagramme d'état fer-carbone, personne n'a encore breveté l'art de forger les lames damassées.( voir figure 5)

Nous nous sommes intéressés aux aciers de Damas dans le cadre de nos recherches sur les aciers modernes à très haute teneur en carbone (aciers extra-durs). Ces aciers, qui contiennent entre 1 et 2,1 pour cent de carbone, sont cassants et donc peu utilisés dans l'industrie. Cependant la teneur en carbone des épées damassées était comprise entre 1,5 et 2 pour cent et leur solidité incontestable nous a suggéré qu'un procédé de fabrication adéquat permettait d'éviter la fragilité associée à une teneur élevée en carbone. Nous avons fabriqué des aciers extra-durs aussi ductiles et solides à température ambiante que les épées légendaires. (Quand on exerce une contrainte sur un métal, il subit une déformation élastique, c'est-à-dire qu'il reprend sa forme initiale. Si l'intensité de la contrainte dé passe un certain seuil, certains métaux se brisent -ils sont fragiles- ; d'autres métaux ne se brisent pas, ils continuent à se déformer. Cependant, cette déformation n'est plus élastique, elle est permanente ; on dit alors que le métal est ductile). Nous sommes également parvenus à reproduire le fabuleux damas de ces épées en utilisant des procédés semblables à ceux que les forgerons du Proche-Orient inventèrent dans l'Antiquité.

Le wootz

La première description d'une lame damassée remonte à l'an 540. mais les armées d'Alexandre le Grand connaissaient peut-être déjà le damas dès 323 avant J.-C. Le nom de ces épées ne provient pas de leur lieu d'origine mais de celui où les croisés les ont découvertes pour la première fois. Ces épées étaient forgées dans du "wootz ", un acier qui venait d'Inde et faisait l'objet d'un commerce très actif. Le wootz était exporté sous forme de petits lingots de la taille d'un palet de hockey. On pense que les meilleures lames furent forgées en perse, avec du wootz indien, qui servait aussi à confectionner boucliers et armures. La répartition géographique des aciers damassés correspondait grossièrement au monde de l'islam, mais ils furent également utilisés au Moyen Âge en Russie, où on les appelait bulat.

La première étape de la fabrication du wootz (et de tous les autres aciers d'ailleurs) était l'élimination d l'oxygène, c'est-à-dire la réduction du minerai de fer, qui est un oxyde, en fer métallique. L'adjonction de carbone à l'oxyde de fer le réduit ; puis le carbone durcit le fer et le transforme en acier. Les forgerons utilisaient du charbon de bois, du bois ou des feuilles comme source de carbone. Ils mélangeaient le minerai de fer au charbon de bois et chauffaient l'ensemble à 1200 degrés environ dans un four de pierre. Le carbone contenu dans le charbon de bois réagissait avec l'oxygène du minerai de fer qui était ainsi éliminé. Selon la proportion de charbon de bois dans le mélange, on obtenait du fer brut à très faible teneur en carbone ou bien de la fonte à plus de quatre pour cent de carbone. Les métallurgistes indiens fabriquaient le wootz soit par addition de carbone au fer, soit par élimination de carbone de la fonte.

De ces deux méthodes, la production du wootz à partir du fer est celle que l'on comprend le mieux. (voir figure 3)On mélangeait du charbon de bois et de petits morceaux de fer dans un creuset d'argile hermétiquement fermé, qui mesurait environ 8 centimètres de diamètre et 16 centimètres de haut. On portait ensuite le creuset à 1200 degrés environ. A cette température, le fer est encore solide, et les cristaux de fer adoptent une configuration cristalline cubique à faces centrées. Le réseau cristallin est constitué par la répétition de motifs cubiques comportant un atome de fer au centre de chaque face ; le carbone diffusait progressivement dans cette structure et les atomes s'installaient dans les interstices entre les atomes de fer (voir la figure 4). On obtenait alors un alliage appelé l'austénite.

L'addition de carbone abaissait le point de fusion du métal. Lorsque la proportion de ne dépassait deux pour cent à la surface des morceaux de fer, une fine couche fondue de fonte blanche se formait sur les morceaux. Les forgerons secouaient le creuset pour détecter la présence de cette matière fondue : s'ils entendaient une sorte de clapotis, cela signifiait qu'une bonne proportion de carbone s'était dissoute dans le fer.

Ils refroidissaient alors le creuset très lentement, parfois en plusieurs jours. Cette opération assurait une diffusion homogène du carbone dans toute la masse d'acier dont la teneur globale finale en carbone était comprise entre 1,5 et 2 pour cent. Lorsque la température du creuset tombait au-dessous de 1000 degrés, une partie du carbone précipitait et formait un réseau de cémentite ou carbure de fer (Fe3C), autour des grains d'austénite. Comme le refroidissement était assez lent, les grains d'austénite avaient le temps de grossir et le réseau de cémentite restait grossier.

Le damas, un réseau de cémentite

Ce réseau de cémentite constituait finalement le damas visible à la surface de la lame. Si la cémentite est extrêmement dure, elle possède également quelques propriétés fâcheuses : elle est extrêmement cassante à température ambiante. Le maillage de la cémentite aggravait certainement la fragilité de l'acier qui présentait ainsi des lignes de fractures toutes tracées. Pourtant, les épées damassées, loin d'être fragiles, étaient solides et dures. Le wootz n'acquérait cette résistance qu'après avoir été forgé, quand le maillage de cémentite avait été détruit par un martelage prolongé.(voir figure 2)

Le martelage des aciers de Damas était apparemment effectué à température assez basse. Au Moyen Âge, les forgerons ne pouvaient pas mesurer la température de leur four ou de leur forge avec précision et se fiaient donc à la couleur du métal pour estimer sa température. Ils travaillaient l'acier entre l'orange (900 degrés) et le blanc (1200 degrés) ; il semble que le wootz ait été travaillé à des températures plus basses : entre le rouge cerise (850 degrés) et le rouge sang (650 degrés). À plus haute température, la cémentite se serait redissoute dans l'austénite. En martelant les lingots de wootz à une température inférieure à 850 degrés, les forgerons brisaient le réseau continu de cémentite et la réduisaient en petits sphéroïdes. Ces petites particules assuraient toujours leur rôle de renforcement de l'acier, mais comme elles n'étaient plus organisées en un réseau continu, les risques de fracture étaient nettement inférieurs.

Les épées de Damas étaient très habilement forgées ; l'épaisseur du lingot d'origine était réduite selon les lames d'un facteur 3 à 8 par martelage. Nous avons montré en laboratoire que les aciers extra-durs restent malléables et faciles à travailler à 850 degrés ; nous avons comprimé d'un facteur 3, en une seule étape, des lingots qui contenaient respectivement 1,3, 1,6 et 1,9 pour cent de carbone : aucun d'entre eux n'a montré la moindre trace de faille. En revanche, lorsque nous avons soumis à la même déformation un lingot de fonte rendu plus fragile par sa plus haute teneur en carbone (2,3 pour cent), il s'est fendu sur les bords. Les forgerons européens avaient peut-être beaucoup de mal à reproduire les lames damassées (même en utilisant du wootz d'importation) car ils avaient l'habitude de travailler des aciers à teneur en carbone plus faible, dont le point de fusion est plus élevé. Ils tentaient donc peut-être de forger l'acier indien à blanc, comme leurs aciers habituels. Or, le wootz est déjà à moitié fondu ce stade. Bréant décrit le résultat inévitable d'une telle opération : " chauffé à blanc [l'acier damassé] tombe en morceaux sous le marteau ".

Les lames de Damas étaient durcies par traitement thermique après avoir été forgées. On provoque le durcissement thermique d'un acier en le chauffant à plus de 727 degrés (à cette température, la ferrite commence se transformer en austénite) puis en le trempant, c'est-à-dire en le refroidissant rapidement dans l'eau ou un autre milieu. Quand on laisse un acier extra-dur refroidir lentement au lieu de le tremper, comme lors de la première fonte du wootz, l'austénite se transforme en perlite. La perlite est une alternance de couches de ferrite molle et pauvre en carbone, et de cémentite riche en carbone. Quand on trempe l'acier, on évite que cette dernière transformation se produise, les cristaux de fer adoptent une configuration quadratique centrée, c'est-à-dire une structure cubique centrée étirée, où les atomes de carbone peuvent s'insérer. On obtient ainsi un matériau d'une grande dureté, que l'on appelle alors martensite.

Les recettes du moyen Âge

Les forgerons du Moyen Âge utilisaient, semble-t-il, de multiples recettes pour traiter thermiquement les lames damassées. Ils accordaient souvent une importance extrême à des considérations qui nous semblent aujourd'hui dépassées. Ainsi certains d'entre eux recommandaient de tremper l'épée dans l'urine d'un jeune garçon roux ou encore dans l'urine "d'un bouc de trois ans, nourri exclusivement de fougères depuis trois jours ". On a retrouvé l'une des descriptions les plus détaillées d'un procédé de trempe du bulat dans le temple de Balgala en Asie Mineure : " Il faut chauffer le bulat jusqu'à ce qu'il ne brille plus, tout comme le Soleil qui se lève dans le désert ; puis, il faut le refroidir à la couleur pourpre royale et le plonger dans le corps d'un esclave musclé… La force de l'esclave est transmise à la lame et durcit le métal ".

Nous réinterprétons ces instructions de la manière suivante : la lame était chauffée haute température sans doute à plus de 1000 degrés ("le Soleil levant dans le désert ") puis refroidie à 800 degrés à l'air libre (pourpre royale). On la trempait enfin dans une saumure tiède (37 degrés) ; c'est plus humain.

Ce dernier procédé n'aurait sans doute pas produit la meilleure des lames damassées. En effet, nous avons vu que si on chauffe la lame à plus de mille degrés, la cémentite se dissout dans les cristaux d'austénite. Lorsqu'on refroidit la lame à 800 degrés, le réseau de cémentite éliminé à la forge réapparaît et, entre temps, la haute température aura permis aux grains d'acier d'atteindre une taille respectable. Ces deux effets réduisent considérablement la résistance de la lame. Une épée fabriquée d'après la recette du temple de Balgala aurait certes été dure, mais probablement trop fragile pour résister à un choc au cours d'un combat avec une lame chauffée juste au-dessus de 727 de grés avant la trempe. Cette dernière lame aurait été, au contraire, la fois dure et résistante.

 

Aujourd'hui, les métallurgistes considèrent généralement que les aciers les plus solides et les plus durs sont ceux dont le grain est le plus fin, ce qui suggère que les meilleures épées damassées étaient peut-être celles qui étaient dépourvues du damas caractéristique à leur surface. Les forgerons du Moyen Âge contrôlaient certainement la qualité de leurs produits d'après l'aspect de la surface : le damas révèle à la fois une haute teneur en carbone, signe de dureté, et un travail de forge de qualité, signe de solidité. Cependant, le damas n'est visible que si les particules de cémentite sont grossières et qu'elles ne sont pas distribuées uniformément dans la masse de l'acier. Les lames dont la microstructure était si fine qu'elle n'aurait pas pu être détectée à l'œil nu auraient certainement été encore plus dures et plus solides.

Le damas invisible

Nous avons tenté de reproduire le damas au laboratoire, afin de vérifier nos hypothèses sur la composition et la méthode de fabrication des aciers damassés. Nous avons d'abord chauffé un petit lingot d'acier à 1,7 pour cent de carbone à 1150 degrés (jaune clair) pendant 15 heures. Le carbone se dissout au cours de cette cuisson prolongée et une austénite très grossière apparaît. Nous avons ensuite lentement refroidi le lingot, de dix degrés par heure, et un réseau continu de cémentite s'est formé autour des grains d'austénite.

Nous avons enfin réchauffé le lingot à 800 degrés et nous l'avons laminé jusqu'à ce que son épaisseur soit réduite d'un facteur 8. Cette étape, qui simule le travail de la forge, a étiré les grains dans la direction du laminage et rompu la continuité du réseau de carbure. Lorsque nous avons traité l'acier avec un acide qui attaque le fer plutôt que le carbure, le damas est apparu à la surface. La microstructure de notre lingot était très proche de celle des aciers damassés, ce qui suggère que les procédés de fabrication utilisés étaient semblables (voir la figure 1).

Il existe sans doute bien d'autres manières de confectionner un acier damassé. Les artisans du Proche-Orient ont peut-être même fabriqué des aciers extra-durs encore meilleurs, dépourvus de damas. Nous avons fabriqué un tel acier en laminant la fonte pendant l'étape de refroidissement lent à partir de 1100 degrés. L'effet mécanique du laminage affine les grains d'austénite et transforme la cémentite en précipité fin et homogène. Ainsi, aucun motif damassé n'apparaissait à la surface du produit fini (voir la figure 6).

Damas et industrie

Ces aciers extra-durs, dépourvus de damas, sont plus résistants et plus ductiles à température ambiante que les aciers que l'on utilise habituellement dans l'industrie automobile. De plus, ils acquièrent une superplasticité entre 600 et 800 degrés, c'est à dire qu'ils se comportent comme un verre semi-fondu ou comme une colle. On peut donc assez facilement les façonner en pièces complexes et de haute précision comme des engrenages. Les procédés de fabrication de telles pièces ne nécessiteraient pas un outillage coûteux et seraient bien adaptés à une production à la chaîne. Ces aciers pourraient donc être utilisés à l'échelle industrielle (voir la figure 7).

La redécouverte de l'art perdu des aciers damassés a suscité par le passé bien des vocations. Outre Bréant et Faraday, l'un de nos prédécesseurs fut l'ingénieur russe Pavel Anosoff, qui publia, en 1841, une monographie en deux volumes intitulée Le Bulat. Anosoff était tellement enthousiasmé par ses découvertes qu'il n'hésitait pas à proclamer : " Bientôt nos guerriers seront armés de lames de bulat, nos laboureurs retourneront le sol avec des socs de bulat. On utilisera le bulat chaque fois qu'on aura besoin d'objets en acier spécialement solides ou tranchants ".

Ces prédictions ne se sont pas réalisées et, aujourd'hui encore, le potentiel extraordinaire des aciers extra-durs reste inexploité. Bien que notre optimisme, soit plus mesuré que celui d'Anosoff, nous croyons que cette situation changera prochainement et que le secret des lames damassées sera bientôt un procédé utilisé couramment dans l'industrie. C'est bien dans les vieux pots qu'on fait les meilleures soupes.

Page précédente
Page suivante