Dans
Le Talisman, une histoire romancée des croisades en Palestine,
Sir Walter Scott raconte une rencontre entre Richard Cœur de Lion
et Saladin. Les deux adversaires vantaient les qualités respectives
de leurs épées. Pour montrer la résistance de sa lourde épée droite
qu'il manipulait à deux mains, Richard fendit une masse en acier.
En réponse Saladin brandit son cimeterre au-dessus d'un coussin
de soie et le "trancha avec une telle légèreté que les deux moitiés
du coussin parurent simplement se désunir ". Les Européens abasourdis
flairaient le coup monté quand Saladin renforça sa démonstration
en fendant d'un seul coup une pièce de tissus souple qu'il tenait
en l'air. W. Scott décrit ainsi l'arme du Sarrasin : " idéalement
maniable et affûtée, elle était munie d'une lame étroite et courbe
qui ne brillait pas, contrairement aux épées des Francs ; elle
était d'un bleu terne, sillonnée de millions de lignes sinueuses
".
Cette
description est empreinte d'une certaine liberté poétique : ainsi
l'épée de Saladin n'était sûrement pas un cimeterre car les lames
courbes apparurent seulement plusieurs siècles après la prétendue
rencontre avec le roi Richard en 1192 ! Cependant, le type de
lame que décrit W. Scott fut effectivement utilisé dans tout le
monde islamique à l'époque de Saladin. La résistance de ces lames
à la pression était exceptionnelle : elles étaient suffisamment
dures pour garder leur tranchant, mais elles étaient aussi assez
solides pour absorber les chocs sans se rompre. Leurs qualités
mécaniques et les magnifiques dessins ondoyants qui apparaissaient
à leur surface provenaient du matériau dans lequel on les forgeait
: L'acier de Damas. Dès l'époque des croisades, les épées et 1es
armures damassées acquirent une réputation légendaire. Pendant
des siècles, ces épées ont fasciné les forgerons d'Europe qui
tentaient, en vain, d'en reproduire le "damas " ; le dessin caractéristique
de leur surface.
De
célèbres savants européens, intrigués par ce mystère, ont tenté
de découvrir le secret des épées de Damas. Entre autres, Michael
Faraday, fils de forgeron lui-même, analysa un de ces aciers en
1819 (avant d'inventer le générateur et le moteur électrique)
et attribua ses propriétés exceptionnelles à la présence de traces
de silice et d'alumine. Il se trompait, mais ses conclusions inspirèrent
néanmoins Jean Robert Bréant, inspecteur des titres à la Monnaie
de Paris, qui entreprit une série d'expériences où il ajoutait
divers éléments à l'acier. Il découvrit ainsi le premier, en 1821,
la caractéristique métallurgique essentielle des aciers damassés
: leur haute teneur en carbone leur conférait une résistance,
une solidité et une beauté peu commune. Bréant appelait les parties
blanches du dessin "acier carburé " et le fond plus sombre, "acier
".
Bréant
parvint à fabriquer des épées damassées, pourvues du dessin caractéristique,
mais n'expliqua jamais ses procédés en détail. De plus, il lui
était impossible à l'époque de mesurer l'importance exacte, de
chaque étape de fabrication. Les bases scientifiques théoriques
nécessaires à la compréhension de la nature de l'acier damassé
n'ont été établies qu'au tournant de ce siècle, quand plusieurs
chercheurs analysèrent les différentes phases de transformation
des aciers en fonction de leur teneur en carbone et de la température.
Aujourd'hui, alors que l'on connaît le diagramme d'état fer-carbone,
personne n'a encore breveté l'art de forger les lames damassées.(
voir figure
5)
Nous
nous sommes intéressés aux aciers de Damas dans le cadre de nos
recherches sur les aciers modernes à très haute teneur en carbone
(aciers extra-durs). Ces aciers, qui contiennent entre 1 et 2,1
pour cent de carbone, sont cassants et donc peu utilisés dans
l'industrie. Cependant la teneur en carbone des épées damassées
était comprise entre 1,5 et 2 pour cent et leur solidité incontestable
nous a suggéré qu'un procédé de fabrication adéquat permettait
d'éviter la fragilité associée à une teneur élevée en carbone.
Nous avons fabriqué des aciers extra-durs aussi ductiles et solides
à température ambiante que les épées légendaires. (Quand on exerce
une contrainte sur un métal, il subit une déformation élastique,
c'est-à-dire qu'il reprend sa forme initiale. Si l'intensité de
la contrainte dé passe un certain seuil, certains métaux se brisent
-ils sont fragiles- ; d'autres métaux ne se brisent pas, ils continuent
à se déformer. Cependant, cette déformation n'est plus élastique,
elle est permanente ; on dit alors que le métal est ductile).
Nous sommes également parvenus à reproduire le fabuleux damas
de ces épées en utilisant des procédés semblables à ceux que les
forgerons du Proche-Orient inventèrent dans l'Antiquité.
Le wootz
La première description d'une lame damassée remonte à l'an 540.
mais les armées d'Alexandre le Grand connaissaient peut-être déjà
le damas dès 323 avant J.-C. Le nom de ces épées ne provient pas
de leur lieu d'origine mais de celui où les croisés les ont découvertes
pour la première fois. Ces épées étaient forgées dans du "wootz
", un acier qui venait d'Inde et faisait l'objet d'un commerce
très actif. Le wootz était exporté sous forme de petits lingots
de la taille d'un palet de hockey. On pense que les meilleures
lames furent forgées en perse, avec du wootz indien, qui servait
aussi à confectionner boucliers et armures. La répartition géographique
des aciers damassés correspondait grossièrement au monde de l'islam,
mais ils furent également utilisés au Moyen Âge en Russie, où
on les appelait bulat.
La première étape de la fabrication du wootz (et de tous les autres
aciers d'ailleurs) était l'élimination d l'oxygène, c'est-à-dire
la réduction du minerai de fer, qui est un oxyde, en fer métallique.
L'adjonction de carbone à l'oxyde de fer le réduit ; puis le carbone
durcit le fer et le transforme en acier. Les forgerons utilisaient
du charbon de bois, du bois ou des feuilles comme source de carbone.
Ils mélangeaient le minerai de fer au charbon de bois et chauffaient
l'ensemble à 1200 degrés environ dans un four de pierre. Le carbone
contenu dans le charbon de bois réagissait avec l'oxygène du minerai
de fer qui était ainsi éliminé. Selon la proportion de charbon
de bois dans le mélange, on obtenait du fer brut à très faible
teneur en carbone ou bien de la fonte à plus de quatre pour cent
de carbone. Les métallurgistes indiens fabriquaient le wootz soit
par addition de carbone au fer, soit par élimination de carbone
de la fonte.
De ces deux méthodes, la production du wootz à partir du fer est
celle que l'on comprend le mieux. (voir figure
3)On mélangeait du charbon de bois et de petits morceaux de
fer dans un creuset d'argile hermétiquement fermé, qui mesurait
environ 8 centimètres de diamètre et 16 centimètres de haut. On
portait ensuite le creuset à 1200 degrés environ. A cette température,
le fer est encore solide, et les cristaux de fer adoptent une
configuration cristalline cubique à faces centrées. Le réseau
cristallin est constitué par la répétition de motifs cubiques
comportant un atome de fer au centre de chaque face ; le carbone
diffusait progressivement dans cette structure et les atomes s'installaient
dans les interstices entre les atomes de fer (voir la figure
4). On obtenait alors un alliage appelé l'austénite.
L'addition
de carbone abaissait le point de fusion du métal. Lorsque la proportion
de ne dépassait deux pour cent à la surface des morceaux de fer,
une fine couche fondue de fonte blanche se formait sur les morceaux.
Les forgerons secouaient le creuset pour détecter la présence
de cette matière fondue : s'ils entendaient une sorte de clapotis,
cela signifiait qu'une bonne proportion de carbone s'était dissoute
dans le fer.
Ils
refroidissaient alors le creuset très lentement, parfois en plusieurs
jours. Cette opération assurait une diffusion homogène du carbone
dans toute la masse d'acier dont la teneur globale finale en carbone
était comprise entre 1,5 et 2 pour cent. Lorsque la température
du creuset tombait au-dessous de 1000 degrés, une partie du carbone
précipitait et formait un réseau de cémentite ou carbure de fer
(Fe3C), autour des grains d'austénite. Comme le refroidissement
était assez lent, les grains d'austénite avaient le temps de grossir
et le réseau de cémentite restait grossier.
Le damas, un réseau de cémentite
Ce
réseau de cémentite constituait finalement le damas visible à
la surface de la lame. Si la cémentite est extrêmement dure, elle
possède également quelques propriétés fâcheuses : elle est extrêmement
cassante à température ambiante. Le maillage de la cémentite aggravait
certainement la fragilité de l'acier qui présentait ainsi des
lignes de fractures toutes tracées. Pourtant, les épées damassées,
loin d'être fragiles, étaient solides et dures. Le wootz n'acquérait
cette résistance qu'après avoir été forgé, quand le maillage de
cémentite avait été détruit par un martelage prolongé.(voir figure
2)
Le
martelage des aciers de Damas était apparemment effectué à température
assez basse. Au Moyen Âge, les forgerons ne pouvaient pas mesurer
la température de leur four ou de leur forge avec précision et
se fiaient donc à la couleur du métal pour estimer sa température.
Ils travaillaient l'acier entre l'orange (900 degrés) et le blanc
(1200 degrés) ; il semble que le wootz ait été travaillé à des
températures plus basses : entre le rouge cerise (850 degrés)
et le rouge sang (650 degrés). À plus haute température, la cémentite
se serait redissoute dans l'austénite. En martelant les lingots
de wootz à une température inférieure à 850 degrés, les forgerons
brisaient le réseau continu de cémentite et la réduisaient en
petits sphéroïdes. Ces petites particules assuraient toujours
leur rôle de renforcement de l'acier, mais comme elles n'étaient
plus organisées en un réseau continu, les risques de fracture
étaient nettement inférieurs.
Les
épées de Damas étaient très habilement forgées ; l'épaisseur du
lingot d'origine était réduite selon les lames d'un facteur 3
à 8 par martelage. Nous avons montré en laboratoire que les aciers
extra-durs restent malléables et faciles à travailler à 850 degrés
; nous avons comprimé d'un facteur 3, en une seule étape, des
lingots qui contenaient respectivement 1,3, 1,6 et 1,9 pour cent
de carbone : aucun d'entre eux n'a montré la moindre trace de
faille. En revanche, lorsque nous avons soumis à la même déformation
un lingot de fonte rendu plus fragile par sa plus haute teneur
en carbone (2,3 pour cent), il s'est fendu sur les bords. Les
forgerons européens avaient peut-être beaucoup de mal à reproduire
les lames damassées (même en utilisant du wootz d'importation)
car ils avaient l'habitude de travailler des aciers à teneur en
carbone plus faible, dont le point de fusion est plus élevé. Ils
tentaient donc peut-être de forger l'acier indien à blanc, comme
leurs aciers habituels. Or, le wootz est déjà à moitié fondu ce
stade. Bréant décrit le résultat inévitable d'une telle opération
: " chauffé à blanc [l'acier damassé] tombe en morceaux sous le
marteau ".
Les lames de Damas étaient durcies par traitement thermique après
avoir été forgées. On provoque le durcissement thermique d'un
acier en le chauffant à plus de 727 degrés (à cette température,
la ferrite commence se transformer en austénite) puis en le trempant,
c'est-à-dire en le refroidissant rapidement dans l'eau ou un autre
milieu. Quand on laisse un acier extra-dur refroidir lentement
au lieu de le tremper, comme lors de la première fonte du wootz,
l'austénite se transforme en perlite. La perlite est une alternance
de couches de ferrite molle et pauvre en carbone, et de cémentite
riche en carbone. Quand on trempe l'acier, on évite que cette
dernière transformation se produise, les cristaux de fer adoptent
une configuration quadratique centrée, c'est-à-dire une structure
cubique centrée étirée, où les atomes de carbone peuvent s'insérer.
On obtient ainsi un matériau d'une grande dureté, que l'on appelle
alors martensite.
Les
recettes du moyen Âge
Les
forgerons du Moyen Âge utilisaient, semble-t-il, de multiples
recettes pour traiter thermiquement les lames damassées. Ils accordaient
souvent une importance extrême à des considérations qui nous semblent
aujourd'hui dépassées. Ainsi certains d'entre eux recommandaient
de tremper l'épée dans l'urine d'un jeune garçon roux ou encore
dans l'urine "d'un bouc de trois ans, nourri exclusivement de
fougères depuis trois jours ". On a retrouvé l'une des descriptions
les plus détaillées d'un procédé de trempe du bulat dans le temple
de Balgala en Asie Mineure : " Il faut chauffer le bulat jusqu'à
ce qu'il ne brille plus, tout comme le Soleil qui se lève dans
le désert ; puis, il faut le refroidir à la couleur pourpre royale
et le plonger dans le corps d'un esclave musclé… La force de l'esclave
est transmise à la lame et durcit le métal ".
Nous réinterprétons ces instructions de la manière suivante :
la lame était chauffée haute température sans doute à plus de
1000 degrés ("le Soleil levant dans le désert ") puis refroidie
à 800 degrés à l'air libre (pourpre royale). On la trempait enfin
dans une saumure tiède (37 degrés) ; c'est plus humain.
Ce
dernier procédé n'aurait sans doute pas produit la meilleure des
lames damassées. En effet, nous avons vu que si on chauffe la
lame à plus de mille degrés, la cémentite se dissout dans les
cristaux d'austénite. Lorsqu'on refroidit la lame à 800 degrés,
le réseau de cémentite éliminé à la forge réapparaît et, entre
temps, la haute température aura permis aux grains d'acier d'atteindre
une taille respectable. Ces deux effets réduisent considérablement
la résistance de la lame. Une épée fabriquée d'après la recette
du temple de Balgala aurait certes été dure, mais probablement
trop fragile pour résister à un choc au cours d'un combat avec
une lame chauffée juste au-dessus de 727 de grés avant la trempe.
Cette dernière lame aurait été, au contraire, la fois dure et
résistante.
Aujourd'hui,
les métallurgistes considèrent généralement que les aciers les
plus solides et les plus durs sont ceux dont le grain est le plus
fin, ce qui suggère que les meilleures épées damassées étaient
peut-être celles qui étaient dépourvues du damas caractéristique
à leur surface. Les forgerons du Moyen Âge contrôlaient certainement
la qualité de leurs produits d'après l'aspect de la surface :
le damas révèle à la fois une haute teneur en carbone, signe de
dureté, et un travail de forge de qualité, signe de solidité.
Cependant, le damas n'est visible que si les particules de cémentite
sont grossières et qu'elles ne sont pas distribuées uniformément
dans la masse de l'acier. Les lames dont la microstructure était
si fine qu'elle n'aurait pas pu être détectée à l'œil nu auraient
certainement été encore plus dures et plus solides.
Le damas invisible
Nous
avons tenté de reproduire le damas au laboratoire, afin de vérifier
nos hypothèses sur la composition et la méthode de fabrication
des aciers damassés. Nous avons d'abord chauffé un petit lingot
d'acier à 1,7 pour cent de carbone à 1150 degrés (jaune clair)
pendant 15 heures. Le carbone se dissout au cours de cette cuisson
prolongée et une austénite très grossière apparaît. Nous avons
ensuite lentement refroidi le lingot, de dix degrés par heure,
et un réseau continu de cémentite s'est formé autour des grains
d'austénite.
Nous
avons enfin réchauffé le lingot à 800 degrés et nous l'avons laminé
jusqu'à ce que son épaisseur soit réduite d'un facteur 8. Cette
étape, qui simule le travail de la forge, a étiré les grains dans
la direction du laminage et rompu la continuité du réseau de carbure.
Lorsque nous avons traité l'acier avec un acide qui attaque le
fer plutôt que le carbure, le damas est apparu à la surface. La
microstructure de notre lingot était très proche de celle des
aciers damassés, ce qui suggère que les procédés de fabrication
utilisés étaient semblables (voir la figure
1).
Il existe sans doute bien d'autres manières de confectionner un
acier damassé. Les artisans du Proche-Orient ont peut-être même
fabriqué des aciers extra-durs encore meilleurs, dépourvus de
damas. Nous avons fabriqué un tel acier en laminant la fonte pendant
l'étape de refroidissement lent à partir de 1100 degrés. L'effet
mécanique du laminage affine les grains d'austénite et transforme
la cémentite en précipité fin et homogène. Ainsi, aucun motif
damassé n'apparaissait à la surface du produit fini (voir la figure
6).
Damas et industrie
Ces aciers extra-durs, dépourvus de damas, sont plus résistants
et plus ductiles à température ambiante que les aciers que l'on
utilise habituellement dans l'industrie automobile. De plus, ils
acquièrent une superplasticité entre 600 et 800 degrés, c'est
à dire qu'ils se comportent comme un verre semi-fondu ou comme
une colle. On peut donc assez facilement les façonner en pièces
complexes et de haute précision comme des engrenages. Les procédés
de fabrication de telles pièces ne nécessiteraient pas un outillage
coûteux et seraient bien adaptés à une production à la chaîne.
Ces aciers pourraient donc être utilisés à l'échelle industrielle
(voir la figure
7).
La
redécouverte de l'art perdu des aciers damassés a suscité par
le passé bien des vocations. Outre Bréant et Faraday, l'un de
nos prédécesseurs fut l'ingénieur russe Pavel Anosoff, qui publia,
en 1841, une monographie en deux volumes intitulée Le Bulat. Anosoff
était tellement enthousiasmé par ses découvertes qu'il n'hésitait
pas à proclamer : " Bientôt nos guerriers seront armés de lames
de bulat, nos laboureurs retourneront le sol avec des socs de
bulat. On utilisera le bulat chaque fois qu'on aura besoin d'objets
en acier spécialement solides ou tranchants ".
Ces
prédictions ne se sont pas réalisées et, aujourd'hui encore, le
potentiel extraordinaire des aciers extra-durs reste inexploité.
Bien que notre optimisme, soit plus mesuré que celui d'Anosoff,
nous croyons que cette situation changera prochainement et que
le secret des lames damassées sera bientôt un procédé utilisé
couramment dans l'industrie. C'est bien dans les vieux pots qu'on
fait les meilleures soupes.
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